Article dans le Parisien Magazine
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Japan Expo, le rendez-vous des fans de culture nippone, ouvre le 7 juillet près de Paris. Après le Japon, c’est en France que les BD du Soleil-Levant comptent le plus d’adeptes. Un succès qui doit beaucoup… à la télévision !
Vous pensez que les mangas sont réservés aux ados boutonneux ou aux geeks décérébrés ? Erreur ! A deux semaines de l’ouverture de la 17e édition de Japan Expo, qui s’apprête à recevoir 250 000 visiteurs à Villepinte (Seine-Saint-Denis), du 7 au 10 juillet, il est temps d’en finir avec les clichés. Plus grand salon européen consacré aux loisirs japonais, cet événement annuel démontre l’influence considérable des BD nippones sur la culture française. Au point que l’Hexagone est devenu la deuxième patrie consommatrice de mangas, devant les Etats-Unis, et même la Corée du Sud ou Taïwan ! En France, une BD vendue sur trois est un manga. Pas mal, pour de petits albums en noir et blanc venus du bout du monde, qui doivent se déchiffrer de droite à gauche, selon le sens de lecture japonais !
Un succès arrivé par le « Club Dorothée »
Paradoxe amusant : le manga doit son énorme succès français aux dessins animés – ou anime, en jargon manga. Le 20 décembre 1972, la première chaîne de l’ORTF lance la diffusion du Roi Léo, suivie, deux ans plus tard, de Princesse Saphir. L’air de rien, il s’agit là des deux premiers anime programmés en France, qui ont en commun d’être des adaptations d’œuvres d’Osamu Tezuka (1928-1989), le grand maître mangaka (auteur de mangas). Dès sa création, en 1978, l’émission jeunesse « Récré A2 », diffusée sur la chaîne Antenne 2, bat des records d’audience grâce à Goldorak. Le robot de l’espace emporte tout sur son passage, y compris l’adhésion de Paris-Match, qui titre, en une de son numéro du 19 janvier 1979 : « La folie Goldorak ». Les anime ont le vent en poupe, et « Récré A2 » programme dans la foulée d’autres séries populaires : Candy, Albator, Cobra… Ces dessins animés, dont la plupart sont des adaptations de mangas, s’apprêtent à nourrir l’imaginaire de toute une génération.
A l’époque, l’édition de mangas est quasiment inexistante en France. Il faudra attendre une décennie pour que la situation bascule. Et ce changement radical tiendra en un nom : Akira. Ce jeune motard doué de pouvoirs psychiques hors normes évolue dans un monde postapocalyptique. Signé Katsuhiro Otomo, Akira est publié en France en 1990, appuyé par la sortie, dès l’année suivante, de son adaptation au cinéma. C’est lui qui donne le coup d’envoi de la culture manga en Occident. Les premiers lecteurs sont vite au rendez-vous, et leurs rangs ne cesseront de grossir au fil des nouvelles publications : Dragon Ball, d’Akira Toriyama, Ranma ½, de Rumiko Takahashi, Sailor Moon, de Naoko Takeuchi…
Akira, t. 1, de Katsuhiro Otomo. –
Akira, t. 1, de Katsuhiro Otomo.
Ainsi, au cours des années 1990, le genre s’installe progressivement dans l’Hexagone, malgré des attaques répétées, dirigées notamment contre le « Club Dorothée » de TF1, l’émission star du jeune public de l’époque, qui diffuse de nombreux anime. Accusés d’être simplistes et violents, ils sont alors considérés comme une sous-culture. En réalité, le manga s’attire les mêmes critiques que le roman policier avant lui : on lui reproche d’être divertissant, rudimentaire, de pervertir la jeunesse… Bref, d’être trop populaire ! Mais il en faut davantage pour enrayer un mouvement générationnel, et le nombre de mangas publiés en France ne cesse de croître, passant de 105 albums en 1996 à 1 110 en 2006.
L’avènement du « manga d’auteur »
Parallèlement aux productions destinées aux adolescents et aux jeunes adultes, le manga gagne peu à peu ses lettres de noblesse. En 1995, Casterman publie L’Homme qui marche, de Jiro Taniguchi, splendide flânerie entre ville et campagne. Mélancolique, contemplatif, littéraire, c’est le premier « manga d’auteur » à paraître en France. Suivront, aux éditions Vertige Graphic, les traductions en français d’histoires publiées des décennies plus tôt par le grand maître Yoshihiro Tatsumi (1935-2015), l’inventeur du gekiga, un manga plus adulte, au dessin plus réaliste, qui met l’accent sur l’intensité dramatique des intrigues. En cassant l’image de lecture pour ados qui colle à la peau du manga, le gekiga attire un nouveau public. Et, grâce à lui, la BD nippone séduit la critique. En 2003, le premier tome de Quartier lointain, de Jiro Taniguchi, décroche le prix du scénario au prestigieux festival d’Angoulême. Une première pour une œuvre japonaise ! Taniguchi, le plus européen des mangakas, sera même fait chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2011. Une reconnaissance qui favorise aujourd’hui l’émergence d’auteurs plus jeunes, comme Naoki Urasawa (né en 1960), créateur, entre autres, de la série à succès 20th Century Boys (Panini Comics).
Fidéliser les ados devenus adultes, un nouveau défi pour les éditeurs
Certes, en 2009, les ventes de mangas ont reculé en France pour la première fois, mais pour se stabiliser autour de 15 millions d’albums tout de même ! Et la tendance est repartie à la hausse en 2015. Avec un enjeu de taille : fidéliser les lecteurs. Car les best-sellers des années 2000 commencent à dater, à l’image de One Piece. Entrée en 2015 dans le Livre Guinness des records au titre du manga le plus imprimé dans le monde (320 866 000 exemplaires !), la série est née en 1997, il y a bientôt vingt ans. Or, au Japon comme en France, le rythme frénétique des parutions a longtemps satisfait le lectorat, mais sans réussir à le renouveler. Les adolescents fans de Naruto ou de Bleach ont peu à peu quitté le navire pour se consacrer à leurs nouvelles préoccupations de jeunes adultes.
Mais le manga est un art futé, souple et réactif. Les ados grandissent ? Le manga s’adapte ! Le marché des seinen, BD spécifiquement destinées aux jeunes adultes, s’est ainsi développé au point de représenter aujourd’hui près de 25 % du marché du manga français, contre 10 % en 2010. Et de nouveaux éditeurs élargissent l’offre en proposant des BD sud-coréennes, chinoises ou taïwanaises, pour satisfaire un lectorat devenu pluriel. Enfin, les thèmes abordés ont bien changé depuis Goldorak : science-fiction, enquête policière, drame psychologique, documentaire… Ce que d’aucuns voyaient naguère comme un phénomène éditorial sans lendemain est ainsi devenu une culture à part entière. D’ailleurs, les Français s’y mettent eux-mêmes. A l’heure où la Human Academy, une école française de manga ouverte en octobre 2015 à Angoulême (Charente), accueille ses premiers élèves, les rois du « manfra » (manga français) Vivès, Balak et Sanlaville travaillent au neuvième tome de la saga Lastman, produite au rythme de 20 planches par semaine… A la japonaise.
Témoignages de lecteurs
« Ma passion remonte à la sortie française d’Akira, en 1990 » : Valérie, 50 ans, assistante, Cormeilles-en-Parisis (Val-d’Oise)
« J’ai toujours lu beaucoup de BD. En 1990, quand est sorti Akira (ci-dessus), le premier manga publié en France, je m’y suis intéressée aussitôt. Il y a des séries que je suis depuis très longtemps, comme One Piece, d’Eiichiro Oda. Et j’en lis plusieurs par semaine !
Beaucoup croient que les mangas sont soit destinés aux enfants, soit pornographiques. Et qu’ils ne sont pas faits pour les mères de famille. C’est faux ! J’ai transmis ce plaisir à mes enfants et à mes amis, qui viennent me demander conseil pour leurs lectures.
Il en existe pour tous les goûts et tous les âges. Card Captor Sakura, de Clamp, par exemple, est celui qui m’a fait découvrir les shojos (mangas pour jeunes filles, NDLR). Et ma fille l’a lu par la suite ! »
« J’adore les mangas, mais je lis de tout ! » : Tao, 8 ans, Paris (19e)
« Dans les mangas, ce que j’aime, c’est l’action ! J’aime que ça bouge ! Mon personnage préféré, c’est Natsu, le magicien de feu chasseur de dragons, dans Fairy Tail (de Hiro Mashima, NDLR). Il y a Dragon Ball aussi, que je regarde à la télé. Après, j’en parle avec mes copains à l’école. Et j’adore One Piece (ci-dessus) ! Mais je lis aussi des BD, comme la série Sardine de l’espace (de Joann Sfar et Emmanuel Guibert, NDLR). Et aussi des livres ! »
« Tao est un enfant curieux de tout, qui adore les histoires, complète sa mère, Ottavia. Un jour, il est tombé en arrêt devant Dragon Ball à la télévision. Alors, sur une brocante, je lui ai acheté d’un coup plusieurs tomes du manga à l’origine du dessin animé. Et c’est comme ça que sa passion a commencé ! Après avoir dévoré un manga, Tao vient tout me raconter, l’avancée de l’histoire, l’évolution des personnages…
J’entends souvent dire que les mangas sont violents. C’est vrai que certains le sont parfois, mais j’essaye, autant que possible, de contrôler ce que lit Tao. J’ai l’impression qu’il y a une certaine pudeur au Japon, et que les mangas permettent de s’en libérer un peu. »
« Le manga est loin d’être réservé à une seule classe d’âge » : Gwenaël, 35 ans, informaticien à Franconville (Val-d’Oise)
« J’entends souvent que les mangas sont réservés aux enfants. C’est le cliché le plus fréquent. A cela, je réponds que, lorsqu’on veut critiquer un sujet, il faut savoir de quoi on parle, et donc en lire ! Il y a une telle diversité de genres et tellement d’œuvres que le manga est loin d’être réservé à une seule classe d’âge.
J’ai grandi dans les années 1980, avec la génération du « Club Dorothée » et les dessins animés en provenance du Japon, comme Goldorak. C’est plus tard, avec des amis, que j’ai découvert les mangas. J’apprécie tout particulièrement le dessin, la mentalité de certaines séries, et le choix des histoires. Billy Bat, coécrit par Takashi Nagasaki et Naoki Urasawa, est l’un de mes coups de cœur.
J’adore aussi ce que fait Urasawa en solo, ses autres œuvres, son trait, la manière dont il mène ses histoires. C’est vraiment un style que je recommande aux non-initiés, notamment à ceux qui peuvent avoir des idées préconçues sur le genre. De mon côté, j’en prête à ma famille et à mes amis. Et j’espère que mes enfants en liront plus tard ! »
Cindy Jaury
Mangas pour tous !
Vous vous sentez perdu au rayon BD japonaises de votre librairie ? Voici notre sélection pour une initiation en douceur.
Le plus célèbre
Akira, de Katsuhiro Otomo : ce manga précurseur du genre en France, au début des années 1990, a enfin droit à son édition définitive, en noir et blanc comme la version originale ! En 2019, trente-huit ans après la troisième guerre mondiale, Kaneda, jeune motard désœuvré, erre dans la ville de Neo-Tokyo. Un récit futuriste qui sert un propos universel et profond.
>Akira, t. 1, de Katsuhiro Otomo, Glénat, 362 p., 14,95 €. Cinq tomes à paraître.
Le plus intimiste
Quartier lointain, de Jiro Taniguchi : depuis la parution de L’Homme qui marche, en 1995, Jiro Taniguchi est considéré, en France, comme la figure de proue du « manga d’auteur ». Avec les deux tomes de Quartier lointain – publiés en français en 2002 et 2003 –, récit-fleuve où un homme d’affaires est projeté dans son passé, l’artiste japonais démontre l’étendue de son talent.
>Quartier lointain. L’Intégrale, de Jiro Taniguchi, Casterman, 410 p., 30 €.
Le plus francophile
Les Gouttes de Dieu, de Tadashi Agi et Shu Okimoto : Shizuku Kanzaki est le fils d’un célèbre œnologue. A la mort de son père, pour récupérer sa part d’héritage, il doit identifier douze grands crus. Mais il y a un problème : Shizuku n’aime pas le vin ! Best-seller depuis sa création, en 2004, cette série illustre la fascination des Japonais pour le goût français.
>Les Gouttes de Dieu (43 tomes disponibles), de Tadashi Agi et Shu Okimoto, Glénat, 232 p., 9,15 € par volume.
Le plus sensuel
L’Apprentie Geisha, de Kazuo Kamimura : Kazuo Kamimura (1940-1986) est un grand nom du manga moderne. Son œuvre se situe entre deux époques, dans un Japon tiraillé entre tradition et modernité. L’Apprentie Geisha, publié initialement en 1974, illustre cette double influence. L’auteur y décrit le parcours d’une jeune fille, O-Tsuru, destinée à devenir geisha. Une œuvre sensuelle et engagée.
>L’Apprentie Geisha, de Kazuo Kamimura, Kana, 352 p., 12,70 €.